Livre à plusieurs voix :

Poèmes de Colette Klein – Leur version allemande : Eva Maria Berg

Peinture de Wanda Mihuleac – photographie de Zhvania Natia

Musique de Violeta Dinescu

(dont un extrait est accessible par un QRcode figurant en fin de volume)

interprétée par :

Gudula Rosa, flûte à bec,

Marie Claudine Papadopoulos, violon,

Katharina Deserno, violoncelle.

 

*

 

Le livre s’ouvre ainsi :

 

Ils auront beau soulever le drap des vagues

posé sur le sable, ils chercheront en vain

tout le bleu de la mer, digéré, effacé.

Ils auront beau interroger le ciel,

les mouettes leur crieront qu’il est temps de renoncer

à vouloir saisir la moindre lumière.

L’invisible creuse en eux,

y dépose le feu de l’orage.

 

ARTICLE de Murielle Compère-Demarcy :

 

LE BLEU SELON C. KLEIN, Colette KLEIN / Wanda MIHULEAC Éditions Transignum [70 p.]

ZHVANIA Natia (Photographie), Eva-Maria BERG (Traduction)

 

 

          Traduits en allemand par Eva-Maria BERG, les textes de Colette KLEIN résonnent de leur écho poétique avec les peintures de l’artiste franco-roumaine Wanda MIHULEAC, photographiées par Zhvania NATIA pour les éditions Transignum. Une œuvre musicale signée Violeta DINESCU est née de ce livret d’artistes associant poésie, créativité picturale, composition musicale et traduction bilingue, avec pour interprètes Gudula ROSA à la flûte à bec, Marie Claudine PAPADOPOULOS au violon et Katharina DESERNO au violoncelle.

 

          Nous plongeons dans Le Bleu selon C. KLEIN

 

          Nous connaissions le noir selon P. SOULAGES, nous immergeons ici dans l’œuvre au bleu de C. KLEIN. Images du bleu…

 

Ce n’est pas le bleu du sable en écho au mouvement du ciel.

Ce n’est pas le bleu immersif où les arêtes, les contours s’estompent pour laisser s’échapper L’Envol (titre d’une toile de Colette KLEIN).

C’est le bleu vertigineux « la palette, plus grande que l’espace, (qui) contient l’infini »…

 

 

.. le bleu des anges, bleu des « lampes du cosmos » où…

 

                                                                       La face des anges sert de guide à l’enfant

                                                                       qui titube chaque fois qu’un oiseau le survole

                                                       

… le Bleu sur bleu : Blau auf blau

… mais aussi le bleu d’une Humanité qui trébuche, s’engouffre parfois a contrario et via les portes sombres de son Histoire, dans une brèche où, face à la barbarie, cette humanité hurle par les interstices d’un mutisme aussi lourd qu’une gibecière pleine meurtrière.

 

Quand Colette KLEIN écrit

 

Des rails parcourent la surface des vagues       Schienen durchziehen die Oberfläche der Wellen

et les conduisent dans les souterrains                und führen sie in den Untergrung

sur les marches du temple                                 auf die Stufen des Tempels

taillées dans la turquoise des rêves.                  die in das Türkis der Träume gehauen sind.

  

… nous entendons s’ouvrir, par un claquement sourd au travers de mots figuratifs (ceux de la poésie), une porte terrible vers ce qui ne peut se dire. Une porte qui s’ouvre pour certains au fond de leur mémoire de survivant ; pour d’autres une porte qui fait peur et que l’on espère ne pas voir battre devant notre chemin.

Camus, en écrivant La Peste, a transcrit de façon allégorique l’horreur de l’extermination et des camps de concentration orchestrée par le nazisme et le fascisme. L’exergue de son récit souligne le fait que l’analogie est, en certaines circonstances, nécessaire pour pouvoir laisser s’envisager une situation tragique (« Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre que de représenter n’importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n’existe pas »). Camus signifie qu’un lecteur ne pourra réellement se représenter une situation tragique que si celle-ci se trouve transposée par l’analogie dans son traitement diégétique ; que sa simulation analogique scripturale est la condition sine qua non de la réception de sa véracité factuelle. Nous nous retrouvons dans le processus de créativité du romancier qui, plutôt que d’écrire la réalité en la décrivant telle qu’elle, utilise le ressort du vraisemblable pour en fortifier les contours et le caractère. Colette Klein pour sa part parvient, par la représentation transposée qu’elle nous donne de son bleu, à exprimer les aspects les plus noirs de notre Histoire, surtout lorsqu’ils ont expérimenté le convoi vers la mort, et cela par le recours à la puissance poétique associé au recours à la force figurative de la peinture par Wanda MIHULEAC.

C’est pourquoi dire que nous nous immergeons ici dans le Bleu n’est peut-être pas tout à fait exact, tant l’eau l’air et les nuances de couleur qui le parcourent sur le fil et à fleur de peau des peintures de Wanda MIHULEAC, parfois tout en arêtes vives et espace respiratoire éprouvant ; tant l’air et la force suggestive des poèmes évocateurs correspondants de Colette KLEIN déroulent leur courant tel un feu d’orage en pleine nuit, une nuit d’orage en plein jour. Nous sommes ici au bord de la couleur, et en l’occurrence au bord du bleu, comme l’Histoire comme l’Homme comme tout un chacun peut un jour être au bord du gouffre. Nous sommes ici dans le laps de descente de l’irruption et de l’installation de l’atroce au cœur de la vie ordinaire, effraction d’un monstre invisible poussant ses proies vers leur extinction dans une zone de retrait et d’oubli où toute identité se perd. Là où la vie est fracassée, asphyxiée dans l’espace anéanti où elle pourrait encore respirer,

 

entre la digue et l’horizon.   

 

Les textes de Colette KLEIN y sont pareils à ces rails évoqués par la poète, à l’instar du récit de Camus qui évoque la « peste brune » en la transposant et à propos duquel l’écrivain incitait le lecteur à lire l’intrigue en s’efforçant à l’analogie.

 

Notre œil écoute ici le vertige abyssal du Bleu, et notre regard tremble …

 

                                                      Voûte obscure piquetée d’escarbilles,

à moins que ce ne soient les lampes du cosmos qui,

                                                                           derrière le rideau de scène,

                                                                           veillent à l’arrivée des premiers survivants.

 

Rythmant le courant de cette partition, des carrés bleus monochromes (des wagons ? ), chacun d’une tonalité différente, scandent l’acheminement du livret, « ordonnant le sens du voyage ». Mais…, nous murmure l’artiste, la palette qui compose le nuancier des couleurs contient sans doute l’Infini, comme l’Art…

          De page en page, de plage de mots en plage de mots, nous « soulevons le drap des vagues », le temps exécutant sa ronde dans l’espace et au-delà, le tempo et les résonances poétiques nous plongeant dans l’univers d’une île possiblement humaine, reliée à l’archipel du bleu.  

          Déposé tel un carré scriptural en regard du carré pictural représenté par chaque composition de l’artiste-peintre Wanda MIHULEAC, chaque poème de Colette KLEIN accueille en les approfondissant les miroitements vivaces mais aussi les eaux de glace du bleu décliné en toutes ses nuances, embarquant le lecteur dans les méandres du souvenir et les myriades fluctuantes du présent, « à la recherche de l’outremer absolu ».

 

Le bleu est approché dans le cisèlement pur d’une douleur dont le mouvement d’onde parcourt encore la mémoire de l’Histoire -crêtes de l’abîme incarné où se glace l’humanité mais où l’espoir « écarte » malgré tout « les voilages du ciel ». Et même si la traversée est à bout de souffle et de prières…

 

Ils auront beau détisser le ciel

ils chercheront en vain tout le bleu qu’il explose

oublié, poussé par le vent.

Ils auront beau défroisser les nuages,

les cerfs-volants leur montreront qu’il est inutile

de prononcer la moindre prière.

(…)

 

… même si, inconcevable /imprescriptible et irreprésentable, l’inénarrable se heurte à cette acmé de l’horreur, à l’Indicible… Quoiqu’il en soit, l’art dresse de toute sa hauteur d’humanité l’éclat de ce souffle issu de l’ Invisible qui, abîme inversé, peut toujours nous transcender.

 

          Le bleu selon C. KLEIN nous rappelle que, recrée par le poème et l’œuvre picturale, la vie résonne coûte que coûte de son nuancier d’émotions au-delà de ses tombeaux de douleur. Les deux artistes travaillent ici la chair et la matière même du Vivre, sans embellir le bleu, sans le noircir non plus. Elles le traversent, laissant percevoir une possibilité d’île lumineuse, même minime, au bout de la nuit, « l’invisible creusant en eux, / y déposant ses ailes »…

 

© Murielle COMPÈRE-DEMARCY (MCDem.)